CHAPITRE PREMIER

Parmi les problèmes qu’Alona devait résoudre dès le début, il y avait en tête de liste celui de l’argent, ces indispensables billets multicolores ou disques de métal gravé sans lesquels il est impossible de vivre en ce bas monde et qui, pour l’instant, lui faisaient totalement défaut. Pourtant elle allait en avoir immédiatement besoin car si, jusque-là, elle avait pu se contenter de marcher à pied depuis la clairière déserte en suivant les sentiers forestiers et en retirant ses fines chaussures pour ne pas les abîmer dans la traversée des prés humides de la rosée de l’aube, la petite agglomération de villas et d’immeubles collectifs où elle pénétrait maintenant était encore bien loin de la capitale, à trente kilomètres au moins. La jeune femme savait qu’il y avait là une gare desservie par des trains de banlieue nombreux à cette heure où la majeure partie de la population affluait vers les bureaux et les ateliers de la ville pour s’y enfermer jusqu’au soir, mais elle savait aussi qu’il fallait payer pour prendre place dans ces wagons. L’alternative était simple : ou bien passer au guichet ou bien affronter la pénible perspective d’arpenter la chaussée pendant des heures. Faire de l’auto-stop? Aisé, bien sûr, elle était jeune, très jolie avec ses courts cheveux noirs bouclés, ses immenses yeux d’un gris bleu très lumineux, le sourire humide de ses lèvres délicatement arquées et encadrées d’adorables fossettes, la ligne attirante de son corps — fermeté orgueilleuse des seins révélés sous la mince soie claire, souple sveltesse de la taille aux reins creusés, courbes mouvantes des hanches, longues jambes fuselées... Mais celui qui s’arrêterait à sa vue chercherait à tirer avantage de l’occasion, il se montrerait indiscret, peut-être entreprenant et elle n’avait pas l’intention de se confier au premier venu ; elle devait d’abord créer son propre personnage et, pour ce faire, ne rien laisser au hasard.

C’est ainsi qu’Alona fut amenée à commettre son premier délit, un simple vol d’ailleurs et qui s’effectua avec une dérisoire facilité. Tous ces gens qui se pressaient dans la gare étaient encore abrutis de sommeil et la jeune femme possédait des réflexes si rapides, une si précise dextérité : un sac à main entrouvert tout près d’elle, dans la foule, quelques billets qui s’offraient d’eux-mêmes... Dans le train, elle craignit un moment que sa tenue un peu trop recherchée n’attire l’attention au milieu de la générale grisaille du peuple des travailleurs mais, là encore, ceux qui n’étaient pas plongés dans la rubrique sportive de leur journal du matin dormaient debout et personne ne la remarqua.

Au terminus, elle se laissa entraîner par le flot morne vers la sortie, émergea sur le trottoir d’une grande avenue, se dégagea du courant pour aller s’arrêter un peu à l’écart. Certes, elle s’était attendue au spectacle qui se révélait brutalement à elle : ces milliers de véhicules lancés dans toutes les directions, ce fracas assourdissant, cette atmosphère chargée de vapeurs délétères, ces clameurs indistinctes, ces troupeaux d’hommes et de femmes qui se précipitaient de tous côtés, s’arrêtaient brusquement, repartaient, s’engouffraient dans des escaliers béants vers des souterrains d’où montaient de tièdes relents fétides ou bien se lançaient à l’assaut de grandes voitures déjà surchargées ; tout cela était le tableau normal de la vie d’une grande cité. Mais prévoir et voir de ses propres yeux étaient deux choses bien différentes, le passage trop rapide de l’une à l’autre entraînait un véritable choc qu’il fallait laisser s’amortir. Alona avait besoin de reprendre son souffle avant de plonger.

Voilà donc ce qu’on nomme une concentration urbaine, une gigantesque fourmilière où des millions d’insectes tournent éperdument en rond dans un labyrinthe de couloirs superposés sous la cloche d'un ciel obscurci de fumées... Si je commence déjà à me laisser impressionner par ce grouillement alors que je n'y ai pas encore vraiment pénétré, je n ’irai pas bien loin ! Je dois surmonter cette répulsion, il n'y a rien ici qui puisse me surprendre. Tout est logique. Tout est conforme à ce que l'on pouvait attendre de l'expansion démographique et du progrès technique — là où il y avait mille habitants, il y en a maintenant dix mille et le moteur a remplacé la traction animale. Le nombre et le rythme se sont donc tout bonnement accélérés et il faudra bien que je m'y accoutume. Ce sont mes semblables qui tourbillonnent autour de moi, des êtres humains comme moi... Je sais bien qu'à mon point de vue ce sont des anormaux puisque l'instinct grégaire continue à les dominer ; ils ont inventé des moyens de déplacements rapides qui auraient dû leur permettre de se disperser pour jouir chacun d'un territoire individuel alors qu'au contraire ils ne s'en servent que pour s'écraser dans un minuscule espace pratiquement invivable. Où sont mes forêts, mes prairies, mes montagnes ?... Tu les retrouveras un jour, ma fille, mais pour l'instant tu as voulu venir et tu y es. En route, petite fourmi!...

La minute de vérité était écoulée, Alona était de nouveau elle-même. Elle quitta d’un pas rapide et léger les abords de la gare, se mit à longer des trottoirs, marchant au hasard, observant les rythmes de la circulation, traversant des rues au même endroit et au même moment que ceux qui l’entouraient, élucidant sans effort le jeu des signaux colorés, étudiant au passage les plans affichés aux entrées du chemin de fer souterrain ou aux stations d’autobus, regardant, écoutant, s’imprégnant. Bientôt elle se hasarda à poser des questions, tantôt s’adressant à des agents en uniforme, tantôt entrant dans un quelconque débit de boissons où elle dégustait au petit bonheur des breuvages plus ou moins agréables; partout son charme et sa juvénile beauté agissaient, on s’empressait à renseigner cette jolie provinciale perdue dans la grande ville. Assimilant ainsi de plus en plus les informations dont elle avait besoin, Alona se décida à emprunter des moyens de transports urbains, s’égara une fois, retrouva la bonne direction, atteignit enfin le quartier qui constituait son premier but. Dans la rue où elle déboucha, elle repéra presque aussitôt ce qu’elle cherchait juste en face d’elle : une boutique au-dessus de laquelle s’étalait l’enseigne : Vente et achat d’or et de bijoux. Beaucoup de choses avaient peut-être changé depuis l’époque où avaient été écrits les récits de voyages qu’elle avait lus, mais le principe des étalons de valeurs étaient bien toujours le même, et la jeune femme poussa un soupir de soulagement. La petite somme volée dans la gare de banlieue était déjà presque complètement épuisée. Elle entra, ouvrit le sac de cuir qu’elle tenait étroitement serré sous son bras, posa sur le comptoir un lingot de deux kilos.

La transaction ne fut pas aussi facile qu’elle l’avait espéré, le bloc de métal ne portait pas les inscriptions et les poinçons qui auraient dû y être gravés et le commerçant procéda à de minutieuses vérifications et pesées pour s’assurer qu’il s’agissait bien d’or pur. Il s’étonna aussi de l’absence de certificat d’origine mais il écouta à peine les explications confuses de sa cliente, l’irréductible séduction qui émanait d’elle était bien trop puissante et il ne parvenait pas à détacher son regard de ces magnifiques yeux implorants qui le fixaient. Quand elle ressortit après avoir enfermé dans son sac une liasse de thélars, Alona se doutait bien qu’il avait quand même profité de la situation pour acheter au-dessous du cours légal, mais ç’avait si peu d’importance... Elle répéta l’opération un peu plus loin, allégeant ainsi considérablement le fardeau qui pesait à son épaule puis, avisant la sobre et luxueuse vitrine d’un grand joailler, changea de tactique et offrit au respectable propriétaire des lieux deux splendides diamants d’une incomparable pureté. Cette fois le processus fut un peu différent, il n’y eut aucune question indiscrète, l’homme se contenta de feuilleter une série de fiches que la jeune femme devina être un répertoire de bijoux volés. Mais cela ne l’inquiéta pas, il était matériellement impossible que les pierres y figurent. Après quoi il se glissa une loupe dans l’œil et se mit à critiquer âprement : les diamants étaient évidemment de bonne qualité, mais ce genre de taille n’était pas du tout à la mode, il faudrait les reprendre complètement et on perdrait plusieurs carats... Finalement, avec de gros soupirs et une litanie de commentaires sur la dureté des temps et le poids des charges fiscales, il se décida à signer un chèque qui ne devait représenter guère plus de la moitié de la valeur réelle des joyaux, mais qui comportait quand même un nombre convenable de zéros.

Quand elle l’eut quitté, Alona fit ses comptes. Elle était maintenant à la tête de soixante mille thélars dont les deux cinquièmes en papier monnaie et cet argent-là était bien à elle, elle ne l’avait dérobé à personne. Au cours de ses premières allées et venues, elle avait pu déchiffrer des étiquettes dans les vitrines des magasins et se faire ainsi une idée du coût de la vie dans la capitale. Le produit de ses ventes ne constituait sans doute pas une imposante fortune, mais pour le temps que durerait son séjour, elle pouvait se considérer comme riche et elle entendait bien en profiter. Seulement il aurait été de la dernière inconséquence de transporter avec elle une pareille somme, il fallait maintenant la confier à une banque ; celle dont le nom et l’adresse étaient mentionnés sur le chèque du bijoutier ferait parfaitement l’affaire, elle se trouvait d'ailleurs dans le même quartier. Elle y fut reçue par un jeune attaché qui, succombant lui aussi au rayonnement sensuel dont Alona savait à merveille intensifier ou baisser le voltage suivant les cas, se montra plein de prévenances.

—      Nous sommes tout prêts à vous ouvrir immédiatement un compte courant, chère madame. Avez-vous une pièce d’identité?

Évidemment, cette question devait surgir tôt ou tard, je commençais à m’y attendre depuis les légères réticences des acheteurs des lingots.

Dans une pareille agglomération de gens de toutes catégories, des contrôles sont indispensables ; tout le monde est fiché, numéroté et doit être à même de fournir la preuve qu’il est bien celui qu’il prétend être... Il faudra que je fasse le nécessaire au plus tôt, sinon je finirai par avoir des ennuis...

—      Bien sûr, dit-elle avec un adorable sourire, malheureusement je ne l’ai pas sur moi. Mes papiers sont restés dans une mallette que j’ai laissée à la consigne; je les ai complètement oubliés...

—      C’est ennuyeux... Je dois établir votre dossier, vous comprenez ?

—      Je vous comprends. Mais je ne viens pas vous demander de l’argent, je vous en apporte au contraire. Ne pouvez-vous vraiment pas le prendre en attendant que je vous donne le nécessaire pour régulariser? Je viens à peine d’arriver, je ne sais même pas encore où je vais habiter Vous ne voulez tout de même pas que je me promène dans les rues avec tous ces billets sur moi, à la merci du premier pickpocket venu ?

—      Vous venez de la province, n’est-ce pas? Écoutez, je vais prendre sur moi de vous ouvrir un compte à votre nom sans autres formalités. Je sens que je peux avoir confiance en vous...

—      Vous le pouvez. Je vous serai tellement reconnaissante...

—      Il me faudra quand même une adresse. Vous n’avez vraiment pas encore prévu où vous comptez descendre ?

—      Dans un très bon hôtel, naturellement, mais comme c’est la première fois que je viens, je n’en connais aucun. Conseillez-moi...

—      Allez au Galton, c’est réellement l’un des meilleurs. Le genre luxe international ne vous déplaît pas ?

—      Au contraire. J’ai l’impression que je me sentirai moins perdue au milieu de gens qui, comme moi, viennent du dehors. Va pour le Galton, je m’y ferai conduire par le premier taxi que je trouverai en sortant. Merci de votre aide...

Vingt minutes plus tard, Alona quittait la banque, accompagnée jusqu’à la porte par l’attaché définitivement conquis. Elle balançait gaiement à bout de bras son sac devenu tout léger et qui, en dehors d’une petite réserve de pierres précieuses conservées en viatique, ne contenait plus que quelques billets de mille et un carnet de chèques tout neuf. Les hautes maisons qui la dominaient et l’enserraient de toutes parts avaient cessé de lui paraître grises et hostiles, les rumeurs de la circulation semblaient beaucoup moins dissonantes. Un rayon de soleil perçait au travers de la brume qui s’éclaircissait. Un couple qui passait répondit à son sourire par un autre sourire. La ville acceptait Alona.

***

Quand le taxi la déposa devant le Galton, la voyageuse ressentit une impression favorable qui acheva de la détendre. Sans doute l’architecture du bâtiment était-elle aussi déplaisante que tout le reste — un énorme parallélépipède de trente-cinq étages totalement dépourvu de grâce et de beauté — mais il se dressait en dehors du centre et dans un quartier plus aéré. Les avenues étaient larges, bordées d’arbres et il y avait même en face de l’hôtel un véritable parc avec des pelouses et des parterres de fleurs. La circulation était également moins dense, presque silencieuse ; les passants ne couraient pas, ils marchaient d’un pas normal, certains évoquaient par leur allure d’insouciants promeneurs. Alona eut une pensée reconnaissante à l’adresse de l’attaché de la banque ; il s’était montré de bon conseil.

Elle franchit le porche, pénétra dans le grand hall de réception, en fit lentement le tour. Les allées et venues étaient incessantes, des clients arrivaient, d’autres partaient. La jeune femme observa attentivement les rites qu’ils accomplissaient, réalisant rapidement qu’elle n’était pas encore au bout de ses difficultés. Le problème des pièces d’identité se présentait à nouveau et il n’était visiblement plus possible de l’éviter, il y avait des registres de contrôle. Il fallait aussi avoir des bagages ; elle constatait que la valise était presque aussi nécessaire que le passeport, l’une et l’autre se complétaient pour donner l’image sans défaut du touriste bon teint. Alona éprouva une légère jalousie rétrospective en songeant à ceux de ses compatriotes qui l’avaient précédée au cours d’excursions analogues ; les choses étaient beaucoup plus simples dans le passé et ils n’avaient pas eu à faire face à tant de complications nées d’un progrès qui semblait avoir eu pour premier résultat la généralisation de la méfiance. Il allait donc falloir se conformer à la coutume locale, mais puisque dans ce pays l’argent était la clef de toute chose et qu’elle était maintenant riche, elle trouverait bien le moyen de se mettre en règle d’une façon ou d’une autre. Pour le moment, rien ne pressait, la journée était loin d’être achevée.

En consultant les tableaux affichés dans le hall, elle constata que l’hôtel ne comportait pas seulement des chambres d’habitation, mais aussi plusieurs bars, grill-rooms, restaurants et autres lieux analogues ouverts au public extérieur aussi bien qu’aux résidents. L’heure du déjeuner était d’ailleurs arrivée et plus encore que les aiguilles des horloges, son estomac commençait à le lui rappeler vigoureusement, le dernier repas étant déjà bien loin. Elle se dirigea vers l’une des grandes salles de l’entresol, parcourut du regard les quelque cinq ou six douzaines de tables couvertes de nappes blanches entre lesquelles serveurs et serveuses circulaient avec une attentive componction. Le local était déjà aux trois quarts plein et les places libres peu nombreuses. Alona hésita un instant avant de s’engager plus avant. Puisqu’il était évident qu’elle ne déjeunerait pas en solitaire, autant choisir d’avance sa compagnie et pour cela le regard ne suffisait pas, un autre sens devait jouer.

Comme tous ses semblables, Alona était douée de perception extra-sensorielle ; un précieux atout dans un milieu totalement dépourvu de ce genre de facultés. Il ne s’agissait nullement de télépathie ou de communication directe des pensées — cette possibilité était d’un tout autre ordre et faisait appel à des bio-implants spéciaux — mais de simple réceptivité aux attitudes mentales et aux facteurs affectifs ; c’était amplement suffisant pour le choix qu’elle voulait faire. Elle laissa ses yeux se perdre dans le vague, ouvrit son esprit, filtrant le déferlement qui l’envahit aussitôt. Il y avait de tout dans cette masse confuse et discordante, de la gaieté comme de l’ennui, de la jalousie, de la haine, plus rarement de la tendresse, de l’amour ou plutôt de la sensualité et surtout, c’était bien normal, la note dominante logique en pareil lieu : la concentration sur les bonnes choses emplissant les assiettes et les verres. Soudain, Alona se concentra davantage. Elle venait de percevoir une émission isolée qui détonnait sur l’ensemble des ruminations somme toute passablement incolores ; une onde qu’elle ressentit presque physiquement et qu’elle identifia immédiatement : la peur. Une peur profonde, quasi viscérale, une angoisse qui résonnait comme une étrange dissonance dans la tiède, morne et luxueuse ambiance. Elle focalisa à nouveau son regard, le dirigea vers le point enregistré, réprima un geste d’étonnement. Tout à fait au fond du restaurant et dans un angle, il y avait une petite table à laquelle une seule personne était assise. Une jeune femme. C’était d’elle qu’émanait cette inaudible vibration anxieuse bien que rien ne la trahît extérieurement ni dans son maintien ni dans les traits de son visage. Mais ce qui frappa tout particulièrement Alona, fut que l’étrangère était brune comme elle, avec la même coiffure courte et bouclée et aussi le même ovale du visage, le même nez un peu retroussé, les mêmes fossettes aux coins des lèvres. Elle lui ressemblait...

Pas au point de la prendre pour une sœur ainsi qu’elle le constata en s’approchant. Les yeux, par exemple, étaient aussi clairs mais ils viraient beaucoup plus sur le bleu que sur le gris, la silhouette aussi apparaissait plus menue bien qu’elle semblât de la même taille. Cependant il y avait indiscutablement beaucoup d’analogies. Alona se félicita intérieurement de ce qu’elle considérait déjà comme un heureux concours de circonstances. Trouver du premier coup une jeune femme seule, physiquement peu différente d’elle et qui par surcroît était sous l’emprise d’une crainte inexpliquée et qui la rendait donc vulnérable, était une chance exceptionnelle. Elle atteignit la table, se pencha avec un chaud sourire.

—      Me permettez-vous de m’asseoir ici? A moins que vous n’attendiez quelqu’un?...

Si Alona possédait non seulement un indéniable sex-appeal mais encore le don de pouvoir le rendre irrésistiblement dévastateur lorsqu’elle s’en donnait la peine, elle savait aussi émettre des ondes de sympathie non moins puissantes bien que moins sensuelles, dégager une aura à laquelle il était impossible de demeurer indifférent — dans l’un ou l’autre cas ce n’était qu’affaire de syntonisation volontaire de son subconscient avec celui du sujet visé. Irradiation de la personnalité sur un plan situé au-dessous de la ceinture ou à la hauteur de l’encéphale, seules les harmoniques changent, l’accord de fréquences obtenu n’en est pas moins réel pour s’être, en apparence, spirituâlisé. L’inconnue leva la tête, ses yeux rencontrèrent ceux d’Alona et se dilatèrent légèrement. A son tour, elle lui sourit.

—      La place est libre, murmura-t-elle. Prenez-la...

Déjà un serveur disposait le couvert et le maître d’hôtel approchait. Alona jeta un coup d’œil sur la carte où s’échelonnaient des noms de spécialités gastronomiques ignorées, haussa délicatement les épaules.

—      Je vous laisse programmer vous-même. Ou plutôt, non, faites-moi servir la même chose que madame, je suis sûre que cela me plaira aussi. Je viens ici pour la première fois, enchaîna-t-elle à l’adresse de la jeune femme, et vous connaissez certainement mieux que moi les qualités de l’établissement.

—      Je ne suis pas une habituée, vous savez, je ne suis à l’hôtel que depuis hier mais je n’ai pas encore eu à me plaindre de la cuisine. Je souhaite qu’il en soit de même pour vous sinon je décline toute responsabilité. Je vous préviens que j’ai horreur des choses compliquées et que je n’ai commandé qu’une viande grillée...

—      Mon instinct ne m’a pas trompée, c’est aussi ce que je préfère.

La conversation était amorcée. Toutefois elle se borna au début à quelques vagues considérations sur le temps qui, comme d’habitude, n’était pas normal pour la saison ou autres sujets du même intérêt. Cette anxiété latente qu’Alona avait perçue lors de son entrée dans la salle, s’était un peu atténuée au moment de la rencontre mais elle la sentait croître à nouveau, devenir de plus en plus présente. Elle perçut que la jeune femme se préparait à formuler une question sans pouvoir dire si elle espérait ou redoutait une réponse, attendit qu’elle se décide enfin.

—      Aimez-vous la poésie romantique ?

L’interrogation était pour le moins inattendue à ce stade alors que les deux commensales n’avaient pas encore vraiment lié connaissance. Mais après tout, puisqu’on avait parlé cuisine, on pouvait bien passer aux belles-lettres, ce n’était pas tellement différent. Seulement, il y avait cette brûlante inquiétude qui se dissimulait derrière la phrase innocente et que les facultés psychiques de la voyageuse enregistraient. Les mots avaient sûrement une signification cachée. Alona eut un geste évasif, haussa ironiquement les sourcils.

—      J’adore la poésie en général, répondit-elle, en tout cas celle que je suis capable de comprendre. Quant au romantisme, c’est bien l’époque où elle a atteint sa plus haute perfection ainsi que la musique...

C’est une chance qu’elle aborde ce sujet, les rapports des observateurs des siècles précédents étaient très prolixes sur la littérature locale et je suis bien documentée. Sur ce plan c’était d’ailleurs une époque très intéressante bien que sociologiquement elle amorçait le mauvais tournant. Etait-ce par prescience que les chants les plus désespérés étaient les chants les plus beaux?... Mais dois-je vraiment jouer sur cette corde et déclamer des sonnets ?

Il était inutile qu’elle fasse appel à sa mémoire éidétique — il lui suffisait de lire une seule fois n’importe quel ouvrage pour pouvoir le réciter mot à mot des années plus tard — mais il apparut aussitôt que la question n’appelait aucun développement, son sens caché n’avait rien à voir avec la signification des mots. En même temps, la tension nerveuse de la jeune femme décrût subitement. Une onde de soulagement émana d’elle. Impulsivement, elle posait sa main sur celle d’Alona.

—      Je suis heureuse de vous avoir rencontrée. Je me sentais terriblement seule. Votre présence me fait du bien, plus que vous ne pouvez le savoir. Je sais que vous repartirez tout à l’heure et que nous ne sommes rien l’une pour l’autre, mais vous m’aurez donné un moment de détente.

—      Rien ne me presse ni ne m’appelle ailleurs. J’ai tout mon temps et moi aussi je suis solitaire. Vous me plaisez beaucoup...

Avant que le serveur n’apportât le dessert, Maura — tel était le nom sous lequel elle se présenta à sa nouvelle amie — était définitivement conquise et bavardait allègrement avec une expansive volubilité. Il semblait que quelque part en elle un barrage eût cédé, libérant un trop-plein longtemps retenu. Rien du reste qui eût la moindre importance dans tout ce qu’elle disait. Elle n’évoquait pas encore son passé, elle ne se racontait pas ; elle vivait tout simplement tandis qu’Alona l’écoutait et lui donnait la réplique sur le même ton, éprouvant en même temps un sincère plaisir à intensifier ce rapprochement né du hasard. Elles s’attardèrent dans le restaurant puis, d’elle-même, Maura proposa qu’elles prennent le café et les liqueurs dans son appartement au septième étage de l’hôtel. Dans ce cadre impersonnel cependant plein d’une tiède intimité que la double porte isolait du reste du monde, l’ambiance était propre aux confidences et l’alcool parfumé emplissant les verres de cristal jouait aussi son rôle de libération des complexes. Le processus de syntonisation pourrait se dérouler jusqu’à sa plénitude, joindre au stade de la confiance celui de l’amitié et aussi celui de la tendresse. Alona mena le jeu avec une attentive clairvoyance, guettant derrière les phrases décousues de la conversation, les désirs informulés auxquels elle répondait au fur et à mesure sans hâte maladroite mais aussi sans retard décevant qui aurait pu briser le rythme.  Elle se montra caressante, douce et effleurante tout d’abord, puis plus précise, sans cesser d’observer une lente et experte progression, éveillant chez sa partenaire des ondes de désir timide et qu’elle ne satisfaisait que pour en provoquer d’autres plus impérieux, plus exigeants, jusqu’à ce que toute passivité soit abolie et que Maura écartelée ne soit plus qu’une proie consentante et extasiée. Il est juste de souligner que, bien qu’agissant en toute conscience, Alona éprouva à ces intermèdes un plaisir au moins égal à celui de sa jeune amie. Celle-ci se révéla aussi sensuelle qu’elle était jolie et sut prendre à son tour des initiatives qui prouvaient qu’elle n’était pas égoïste.

Ce soir-là, elles ne remirent pas les pieds dans le restaurant mais dînèrent dans l’appartement. Plus tard, quand elle fut complètement détendue et assouvie et sans attendre même qu’Alona la questionne, Maura parla.